Projet de recherche

L’art de bien étudier. Le discours normatif germanophone sur les études et la liberté académique à l’époque des Lumières (1693–1811)

Johan Lange

Coordinateur scientifique (2013–2016)


Lorsqu’au XVIIIe siècle un étudiant quittait sa ville natale pour s’inscrire dans une université de l’époque, rien ne garantissait le succès de ses études. Éloigné, géographiquement, de ses parents et de son entourage social coutumier, il devait trouver ses marques dans un environnement nouveau et inconnu – tout en ayant à répondre aux attentes placées en lui et en évitant les écueils qui croiseraient son chemin.

Il existait une vaste palette de guides pour aider l’étudiant dans le changement de ses conditions de vie. Cette littérature, à l’instar de l’ouvrage de Johann Christoph König, »Akademisches Lehrbuch für studirende Jünglinge aller Fakultäten« [Manuel universitaire pour les jeunes étudiants de toutes les universités] paru en 1785 à Nuremberg, décrit invariablement l’université comme un lieu dangereux. La voie de la vertu y est des plus étroites et les camarades menacent de corrompre au vice jusqu’au plus sage des jeunes hommes. Dans son livre, Johann Christoph König consacre un long chapitre à la »vie universitaire« et l’ouvre par l’histoire fictive de l’étudiant »Cereus« qui ne prend pas ses études assez au sérieux et qui après quelques années se retrouve dans une situation affreuse : marié à une femme qu’il n’aime pas, occupant une fonction mal rémunérée et en très mauvaise santé. Il meurt, jeune, d’affliction.

Le guides mettaient en garde contre les conséquences d’une vie d’étudiant corrompue.

Presque tous les textes de l’époque relatent ce genre d’histoires édifiantes et exemplaires de l’échec, destinées aux étudiants et à leurs parents. Les manuels d’introduction aux études et à la vie universitaires, les descriptions contemporaines des universités, les discours publics des professeurs et, avant tout, la littérature vertueuse et fictionnelle destinée aux étudiants du XVIIIe siècle forment un discours fortement normatif sur l’art de bien étudier. Deux points étonnent: nous disposons en nombre varié et important de ce genre de sources pour le Saint Empire romain germanique alors qu’elles font presque totalement défaut en France et en Angleterre. De surcroît, les auteurs de ces guides pratiques sont, à l’exception d’une poignée d’entre eux, protestants. Mais certaines caractéristiques structurelles de l’université allemande et protestante au XVIIIe siècle peuvent apporter un éclairage sur ces deux phénomènes:

1. une autonomie économique surprenante des étudiants, souvent très jeunes (17–22 ans),
2. la location privée d’une chambre par l’étudiant au détriment d’une vie communautaire en foyers étudiants (»Bursen«) ou chez un professeur.
3. la juridiction universitaire connue pour sa clémence,
4. l’absence de cursus obligatoires combinée à une offre vaste de leçons privées et payantes dispensées par des professeurs,
5. la vénalité des titres universitaires, même sans maîtrise du savoir requis (il s’agissait ici souvent d’un échange de capital économique contre capital symbolique),
6. L’inexistence d’examens ou de tout autre contrôle des aptitudes des étudiants avant la fin du XVIIIe siècle.

Les contemporains considéraient déjà ces caractéristiques structurelles comme un atout sur les autres modèles, étrangers ou catholiques allemands, qui exerçaient un contrôle social plus accru sur les étudiants. C’est précisément la grande autonomie de l’étudiant dans l’université protestante du Saint Empire qui lui permet de forger et de mettre à l’épreuve sa vertu et sa morale. Au risque d’un mauvais usage de cette liberté – avec à terme un étudiant en échec social et intellectuel, corrompu par l’oisiveté et la débauche.

Mon projet de thèse s’appuie sur un corpus de sources littéraires variées pour analyser l’évolution de ce discours germanophone protestant sur l’art de bien étudier. La trame argumentaire fustigeant le comportement, jugé socialement déplacé, des étudiants et la sémantique inventée pour le décrire évoluent au fil du XVIIIe siècle, à l’instar du caractère des textes qui font fureur sur le marché du livre étudiant. Dans un premier temps, les erreurs de conduite sont analysées en termes d’échec individuel, à l’aide du vocabulaire religieux du »péché«. À ce genre de semonces chrétiennes, répandu en 1700, se substitue à partir de 1750 une doctrine vertueuse séculière. Le temps des études n’est plus considéré comme un état, doté de droits et de valeurs particuliers, mais comme une phase transitoire vers une vie professionnelle au service de la société. La littérature vertueuse des années 1770 cherche à inciter l’étudiant, en sollicitant sa compassion pour sa famille et ses amis si chagrinés par ses débordements, à se comporter correctement. On observe cependant peu de changement de mentalité parmi les étudiants. C’est en fin de compte l’État absolutiste qui s’ingère progressivement à partir des années 1790 dans l’espace d’interactions de l’université, jusque-là corporatif, et qui cherche à discipliner les étudiants en rognant leur autonomie. L’université a dès lors le devoir de renvoyer les étudiants qui continuent à se rebeller contre les normes. La littérature vertueuse disparaît, les manuels d’introduction aux études universitaires perdent leur caractère moral et se consacrent au contenu scientifique des diverses disciplines. L’examen de ces transformations permet non seulement de mieux saisir le statut de l’étudiant dans sa propre société, en le replaçant dans le contexte historique de la transition vers la modernité sociale et politique, mais aussi de retracer l’évolution de l’université dans son ensemble.